vendredi 8 décembre 2023

Le Napoléon de Ridley Scott : une caricature qui ridiculise l'Empereur selon plusieurs critiques (m à j)

L'avis de Jean Tulard, grand spécialiste, est plus nuancé. Certes c'est un film qui n'est pas historique, mais il n'est pas anti-français. Il a de belles scènes de bataille mais Austerlitz ne s'est pas passé comme le dépeint Ridley Scott. Il aurait dû s'appeler Napoléon et Joséphine, car c'est là l'unité du film, une histoire d'amour.


Billet du 21 novembre 2023

Le descendant du maréchal Joachim Murat a été voir le dernier film de Ridley Scott. Au lieu d’une fresque épique, le réalisateur nous offre une œuvre crépusculaire qui caricature l’Empereur, regrette-t-il. Toutefois, selon lui, les Français auraient tort de bouder ce grand spectacle. Le prince Joachim Murat est le descendant, à la septième génération, du maréchal Joachim Murat (1767-1815). Il s'exprime sur FigaroVox.

Bien sûr, je ne suis pas objectif. Je m'attendais de la part du réalisateur des «Duellistes» et de «Gladiator» à une fresque épique et shakespearienne. Une explosion d'énergie. Le panache, la gloire sans précédent, les victoires impensables, la galerie de personnages héroïques, la destinée messianique, le vent de liberté, l'épopée, l'aventure, la fougue, les possibilités infinies offertes par l'Empire, en un mot : la Grandeur.

«Parlons de l'Empereur, cela nous fera du bien» comme l'écrivait Victor Hugo.

Mais Ridley Scott signe une œuvre crépusculaire. Filmées dans une lumière froide, presque toutes les scènes sont tournées en automne, la brume prise dans les branches d'arbres sans feuilles. Très peu d'acteurs jeunes, alors que toute l'épopée impériale a été portée par la jeunesse. Bonaparte incarné par un Joaquin Phoenix de 50 ans, essoufflé du début à la fin, le teint grisâtre. Ce film est, dans l'ensemble, sombre. Presque triste. J'en suis sorti déçu, très déçu. Mais je le rappelle : je ne suis pas objectif.

Quant aux libertés prises avec les faits historiques, elles sont si nombreuses qu'on ne peut plus parler d'erreurs. Volonté du réalisateur de réécrire l'Histoire pour qu'elle corresponde à l'image qu'il veut donner de Napoléon et de Joséphine. Une série de raccourcis et d'inventions pour faire tenir toute l'épopée impériale dans un film de deux heures et demie. Et pourquoi pas ? Ridley Scott n'a jamais prétendu faire œuvre d'historien. Bonaparte faisant tirer au canon sur les pyramides. C'est absolument faux évidemment. Ce serait une allégorie pour montrer que Bonaparte n'avait rencontré aucune difficulté à vaincre les Ottomans. Napoléon quitte l'Égypte pour retrouver Joséphine dont il croit qu'elle a un amant et il fuit l'Île d'Elbe encore pour récupérer Joséphine. Toutes les décisions de Napoléon auraient été dictées par sa passion pour Joséphine. C'est très romantique comme vision mais c'est historiquement indéfendable. Plus gênant, il donne à Laetitia, mère de Napoléon, le rôle d'une maquerelle castratrice qui met une jeune fille dans son lit pour lui prouver qu'il peut avoir un fils. L'histoire est vraie mais Laetitia n'a rien à voir là-dedans. C'est salir inutilement l'image de la mère de l'Empereur.

    « Les Français ne s'aiment pas » selon Ridley Scott. Il a raison. Sauf précisément dans le cas de son film qui semble avoir réalisé l'exploit de mettre à peu près tout le monde d'accord.

    Joachim Murat

Voilà l'angle du film : l'amour que Napoléon a pour Joséphine résume toute la personnalité, les faiblesses de l'Empereur et toute l'histoire de l'Empire. Il lui doit tous ses succès mais il le conduit également à sa perte. C'est en fait un drame sentimental sur fond d'épopée impériale.

On y découvre un Napoléon sous l'emprise d'une mère abusive, un homme brutal avec Joséphine. Amoureux comme un petit garçon malhabile, pataud et peureux. Joaquin Phoenix incarne un Napoléon maladroit, infantile, cruel, indécis et faible.

 

Napoléon et Joséphine dans le film « sentimental » de Ridley Scott

 

Finalement ce film n'humanise pas Napoléon, il le ridiculise.

Ridley Scott livre la vision anglaise, la légende noire du bandit corse (dans la dernière scène il meurt comme Dom Corleone dans «le parrain», le parallèle n'est pas d'une grande subtilité), un usurpateur mal élevé et rustre. Il en rajoute même sur la prétendue petite taille de Napoléon (la scène de la momie en Égypte) alors que Napoléon est dans la moyenne des tailles de l'époque. Sa petitesse est une invention de la propagande anglaise qui manifestement perdure. [Peut-être due à la différence de valeurs du pied français [32,48 cm] plus grand que le pied anglais [30,48 cm]. Sa taille est donnée à 5 pieds, 2 pouces, 4 lignes en unités françaises soit 1,686 m, alors qu'à Saint-Hélène, captif des Anglais, le Journal d'Andrew Darling, tapissier anglais qui fut chargé de prendre des mesures exactes assisté par le général Montholon donne comme taille : « 5 feet, 7 inches », soit en mesures anglaises : 30,48 x 5 + 2,54 x 7 = 1,702 m]

«Les Français ne s'aiment pas» selon Ridley Scott. Il a raison. Sauf précisément dans le cas de son film qui semble avoir réalisé l'exploit de mettre à peu près tout le monde d'accord. Pour les publications de tous bords, Ridley Scott frise le ridicule dans sa caricature de l'ogre impérial. Le film présente la France de la Révolution et de l'Empire comme un épisode malheureux d'un pays aux mains d'un peuple de canailles sanguinaires et mal élevées auquel miraculeusement le très distingué Duc de Wellington va rapporter un peu de dignité en mettant fin à cette malheureuse parenthèse plébéienne et grossière. Il semble, d'après la réaction des critiques et des premiers spectateurs français, que c'est pousser un peu loin le dénigrement historique.

Quoi qu’il en soit ça reste du grand spectacle. Alors ne boudons pas notre plaisir. Ce film propose une nouvelle vision sur l'Empereur, une vision que je ne partage pas, mais qui n'enrichit pas moins la réflexion sur Napoléon et son époque.

Quel sera le destin de ce film et quel sera son impact sur le grand public ? Bien malin qui pourrait le dire. À la fin du film une moitié de la salle l'a trouvé formidable, donnant une image humaine et sympathique de l'Empereur, tous très émus par sa relation avec Joséphine. L'autre moitié a eu l'impression d'une parodie mal jouée. Allez voir Napoléon, s'il provoque tant de réactions il doit bien y avoir de bonnes raisons.


L'avis mitigé de Christopher Lannes :


 

Billet du 17 novembre

Les critiques fustigent le film biographique de Ridley Scott sur Napoléon et s’en prennent à Joaquin Phoenix, un « homme-enfant pétulant », ainsi qu’à un film « ennuyeux » dont les scènes sont « profondément maladroites » et historiquement inexactes.

L’historien Patrice Gueniffey, écrivant dans Le Point, a critiqué le film comme étant « le film d’un Anglais… très anti-français » et a reproché au réalisateur d’avoir des « préjugés wokistes ».

Un critique de GQ a déclaré que le film l’avait « ennuyé », ajoutant qu’il y avait quelque chose de « maladroit », mais « involontairement drôle » dans le fait de voir des soldats français crier « Vive la France » avec des accents américains. [Pourquoi aller voir la version anglaise, il y a quelque chose d’anglomane à cela, quand il s’agit d’un film sur Napoléon, non ?]

Pour IndieWire, « Ridley Scott et Joaquin Phoenix livrent un film qui tient plus de la comédie que de l’épopée historique. Ceux qui craignent une glorification du dictateur n’ont pas à s’inquiéter. Vous ne serez pas prêts à la façon dont ce film humilie totalement l’ancien empereur des Français. La décision de Scott de retrouver Joaquin Phoenix aurait dû me mettre la puce à l’oreille que son “Napoléon” ne serait pas très flatteur pour son personnage historique, car le rôle de Phoenix en tant que jeune empereur [romain, Commode] pleurnichard dans “Gladiator” (Gladiateur) lui a ouvert la voie pour analyser l’insécurité masculine dans des films comme “The Master” (Le Maître) et celui où il jouait un clown vicieux. [...]. En regardant “Napoleon” — ou du moins la version hachée et quelque peu informe de 157 minutes qui sortira en salles avant le montage beaucoup plus long du réalisateur que les admirateurs qualifieront inévitablement de chef-d’œuvre à une date ultérieure — je n’ai pas pu m’empêcher de penser que Scott a peut-être été lui-même pris au dépourvu. Il ne fait aucun doute qu’il savait que le film serait drôle, mais il semble avoir été surpris par l’ampleur que prendrait cette drôlerie, et/ou peu enclin à admettre que le reste n’aurait que peu d’importance. »

Selon Le Figaro, le film devrait être rebaptisé « Barbie et Ken sous l’Empire » et a ajouté que Napoléon est dépeint comme une « brute sentimentale avec un fusil à la main prompte à verser une larme ».

Le journal québécois Le Devoir a titré « Pas Waterloo, mais pas non plus Austerlitz », faisant référence au dernier combat de Napoléon en Belgique et à son chef-d’œuvre tactique contre les Russes et les Autrichiens dans l’actuelle Tchécoslovaquie. L’article décrit le Napoléon de Phoenix comme un « un homme-enfant pétulant qui ne semble pas trop savoir ce qu’il fait ».

Pour The Economist, « Ce film raté est une étude de cas ». Deux versions de Napoléon Bonaparte cohabitent à l’écran. La première est celle d’un titan de l’histoire qui fait marcher de vastes armées à travers l’Europe, forgeant son propre destin et celui du continent. […] Le second Napoléon apparaît dans les dessins animés et les comédies avec un chapeau bicorne. Il est complexé par sa taille (en réalité, moyenne pour son époque) et parle avec un accent français de comédie (le vrai Napoléon avait un accent corse). Une version le présente comme l’incarnation de la puissance martiale, l’autre la tourne en dérision. On pourrait s’attendre à ce que le héros de « Napoléon », un film somptueux réalisé par Sir Ridley Scott [..], se range fermement dans le camp des potentats. Curieusement, il a un pied dans les deux.

Les critiques sur la réalisation du film s’ajoutent aux accusations de plus en plus nombreuses concernant les inexactitudes du film de la part d’historiens, dont Dan Snow, avant la sortie du film dans les salles de cinéma le 22 novembre.

Pour le critique du Devoir « Le problème fondamental du film “Napoléon”, du réalisateur Ridley Scott, est, paradoxalement, ce qui s’annonçait comme son principal atout : Joaquin Phoenix. »

Un critique de GQ a titré : « Joaquin Phoenix grimace, Ridley Scott s’ennuie et nous aussi ».

S’exprimant ce matin dans l’émission Today de la BBC Radio 4, l’universitaire française Estelle Paranque a reconnu les inexactitudes du film, mais a insisté sur le fait que « c’est un film, ce n’est pas un documentaire ».

Mais en parlant de la représentation de l’exécution de Marie-Antoinette par Scott, elle a déclaré : « Cela m’a un peu agacée parce qu’il l’a rendue un peu intrépide et un peu fougueuse, alors qu’à l’époque, honnêtement, elle ne l’était pas ».

D’autres critiques ont souligné que Napoléon n’était pas présent lorsque Marie-Antoinette a été guillotinée. Le Dr Paranque a ajouté : « Elle a essayé de rester digne à la fin, mais je ne pense pas qu’elle aurait été aussi audacieuse. Et Napoléon n’était évidemment pas là ».

Le réalisateur Ridley Scott a répondu vertement aux accusations d’« inexactitudes » historiques. Dans une interview accordée au New Yorker, il a répondu à un critique qu’il devait « profiter de la vie » alors qu’il était interrogé à ce sujet. Dans un entretien au Sunday Times, Ridley Scott est nettement moins poli : « Lorsque j'ai des problèmes avec des historiens, je leur demande : "Excusez-moi, mon ami, étiez-vous là ? Non ? Alors, fermez votre gueule." »

Il y a 400 livres écrits sur lui. Peut-être que le premier était le plus exact, mais le suivant donne déjà une version de l’auteur », a-t-il déclaré. Lorsque vous arrivez au livre 399, devinez quoi, il y a beaucoup de spéculations.

Cette rebuffade n’a pas empêché les commentateurs de s’attaquer au portrait que le film peint du premier empereur des Français et de son cadre historique.

Sur la chaîne CNews, on a déclaré que le personnage du film était « trop linéaire pour apprécier la portée [de Napoléon] » et qu’il n’avait jamais « abordé la substance de ce qui a fait de [lui] un homme d’État incontournable.

La critique du Devoir s’en prend également à la performance de Phoenix, qu’elle qualifie de “problème fondamental” du film.

Dans une vidéo TikTok virale publiée au cours de l’été, Dan Snow a critiqué certaines scènes de la bande-annonce du film.   

Un montage du réalisateur d’une durée de 270 minutes serait également en préparation, ce qui donnerait à Scott plus d’espace pour raconter son histoire.

“C’est le film d’un Anglais… très antifrançais”

L’historien Patrice Gueniffey relève dans Le Point, non sans ironie, les multiples erreurs historiques et les partis pris “wokistes” de Ridley Scott.

Le Point : Que retient du film de Ridley Scott un spectateur qui ne sait presque rien de Napoléon ?

Patrice Gueniffey : Il retiendra qu’il est un fils de la Terreur révolutionnaire — d’où ce début où il aurait assisté à l’exécution de Marie-Antoinette, l’une des multiples erreurs historiques du film, alors qu’il était au siège de Toulon — qui a terrorisé ensuite toute l’Europe. D’où le bilan final des morts — totalement fantaisiste — donné lors du générique de fin. Rien sur l’homme politique, le bâtisseur, rien sur le géopoliticien, rien sur l’homme de pouvoir, le manipulateur implacable, insensible, caractéristiques qui ne sont pas à son avantage, que ce réalisateur aurait pu essayer de restituer puisqu’il n’aime visiblement pas Napoléon. La seule exception est une brève scène avec l’empereur François d’Autriche que l’on ne saisit pas si l’on n’est pas au fait des enjeux politiques. Pour le reste, nous avons droit à la caricature d’un ambitieux, l’ogre corse, rustre renfrogné, doublé d’un mufle avec son épouse, Joséphine. Au fond, Ridley Scott renoue, involontairement peut-être, avec la vieille caricature qui a été faite de Napoléon juste après sa chute, venue de la Restauration ou de l’ennemi anglais au moment du Congrès de Vienne. Il n’est guère servi, il est vrai, par un Joaquin Phoenix trop âgé pour le rôle qui, du début jusqu’à la fin, affiche un regard vide et une mine sombre. Comme le soulignait Mme de Staël, Napoléon fut célèbre, au contraire, pour son regard de glace et son sourire très séduisant.

Est-ce au fond le film d’un Anglais sur l’un des héros français controversés ?

On peut raisonnablement le penser tant il rabaisse systématiquement le personnage. À 24 ans, lors du siège de Toulon, il en fait un pleutre. Lors du coup d’État du 18 Brumaire, il le ridiculise en le faisant se battre et tomber comme un vulgaire garnement. Lors de la campagne d’Égypte, il le fait bombarder les pyramides — ce qui ne fut jamais le cas — alors qu’il emmena des dizaines de savants pour étudier cette civilisation. Lorsqu’il dicte une lettre, il a l’air hésitant, stupide, alors qu’il épuisait ses secrétaires à dicter. Lors du sacre, il n’est pas à agiter la couronne comme s’il avait gagné à la tombola. Et le tout est à l’avenant. Il le rabaisse tellement qu’il donne à croire que Joséphine — incarnée du reste par une excellente actrice, manière peut-être de renforcer ce renversement — lui était supérieure au point de conclure que, la prochaine fois, ce serait elle l’empereur. Certes, la femme est l’avenir de l’homme, mais en souscrivant à une telle vision woke de l’Histoire, Ridley Scott ne se rend pas compte de l’absurdité logique à laquelle il parvient : comment un tel personnage aussi benêt, aussi médiocre et ridicule, serait arrivé à écrire une telle destinée. Napoléon, qu’on l’aime ou pas, est un personnage sorti de l’Antiquité, largement au-dessus de son époque. Sa vie donnait l’impression qu’un metteur en scène se cachait derrière, faisant tout pour qu’elle soit spectaculaire. Or, ces scènes sont absentes. Par exemple les flambeaux qui illuminent la nuit la veille d’Austerlitz, ou le passage de la Bérézina. Pourquoi avoir réduit la campagne d’Égypte à un grotesque face-à-face entre le regard éteint de Joaquin Phoenix et le regard vide d’une momie ? Quant à la mise en scène de la guerre, on ne peut imaginer résultat plus conventionnel et plus plat. La preuve que ce film est d’un Anglais est que la séquence la plus réussie est consacrée à Waterloo et à la revanche de Wellington, promu héros de la fin du film. Battus traîtreusement à Toulon, les Britanniques prennent leur revanche et viennent punir le crime. Ils ouvrent et referment le film, ils jouent le rôle du Commandeur dans Don Giovanni. C’est un film contre Napoléon, lequel, certes, ne mérite pas que des compliments, mais sans nuance ni intelligence. Ce film très antifrançais et très pro-Anglais n’est pourtant pas très » anglais « par son esprit, car les Anglais n’ont jamais marchandé leur admiration pour leur ennemi, d’autant plus enclins à le considérer avec respect qu’ils avaient fini par le battre.

Mais n’est-ce pas aussi mission impossible de faire un film sur Napoléon ?

Si Kubrick y a renoncé, c’est que cela devait l’être. Je crois qu’il est impossible de traiter avec un minimum de subtilité une vie aussi riche en 2 h 30, et même en 4 heures. Napoléon est un héros universel, avec sa part de lumière et sa noirceur. Il est impossible d’en faire le tour en un seul voyage. Né dans une petite île, il a fini sur un caillou, mais dans l’intervalle il a rempli le monde de son nom. Sans doute faut-il renoncer à embrasser la totalité de cette vie. Le seul film réussi, à mes yeux, demeure à ce jour Monsieur N., d’Antoine de Caunes, une fiction qui montrait un Napoléon captif à Sainte-Hélène, vaincu, amer, refusant la culpabilité, rejetant la faute sur tout le monde. Là, le portrait était creusé, consistant.

Critique de Thierry Lentz, spécialiste du Ier Empire, dans le Figaro Magazine :

“J’ai violé l’histoire, mais nous avons eu de beaux enfants.” C’est avec la fameuse saillie d’Alexandre Dumas en tête que nous sommes allés voir Napoléon, de Ridley Scott. Avec, donc, un réel espoir de passer un bon moment, quitte à négliger ou à pardonner les raccourcis et erreurs historiques. On ne redoutait pas la médiocrité, on espérait la justesse de l’ambiance et de l’époque, qui excuse les fantaisies sur les faits. Mais c’est finalement Talleyrand qui a supplanté Dumas : “Méfiez-vous de la première impression, c’est souvent la bonne.” On est sorti déçu. Très.

Libertés historiques

On fera grâce au lecteur des innombrables libertés prises avec les faits historiques, car dans du bon cinéma, ça n’est pas si grave, surtout lorsque ces libertés servent le rythme, l’enchaînement des événements, leur signification et, partant, leur compréhension. Par exemple, ne reprochons pas à Scott la présentation, même parfois grotesque, de certains faits, comme l’exécution de Marie-Antoinette, marchant seule vers l’échafaud, en robe de cour, sous le regard inexpressif de Bonaparte (le vrai Napoléon n’assista pas à l’exécution), comme ce Robespierre au faciès de Danton (a-t-on confondu leurs portraits au moment de choisir le comédien ?) qui tente de se suicider en pleine Convention après des débats incompréhensibles, comme le bombardement gratuit des pyramides d’Égypte alors que celui des troupes adverses, à même portée, aurait eu un plus grand sens militaire, comme ces centaines de noyés dans les étangs gelés d’Austerlitz (il n’y eut que deux douzaines de morts), comme ces combattants de Waterloo qui sortent de tranchées pour partir à l’assaut (le conseiller historique aura confondu 1815 et 1915), comme la présence de Louis XVIII au congrès de Vienne, comme ce face-à-face entre Napoléon et Wellington au moment du départ pour Sainte-Hélène (les deux hommes ne se sont jamais rencontrés), comme la mort de l’Empereur, assis sur une chaise en uniforme et qui bascule d’un coup sec dans le néant (on veut bien croire à une allégorie, mais tout de même…), etc. Admettons donc que la liberté du créateur puisse justifier ce qui précède. Reste tout de même que le film est bâti sur un contresens historique fondamental : les décisions, l’ambition et le destin de Napoléon auraient une cause unique, indépendante de son époque, et cette cause unique serait son amour, absolu et possessif, pour Joséphine. Les historiens n’y avaient jamais pensé. Ils auraient dû car cela les aurait dispensés de longues études sur l’éducation, le parcours militaire, l’évolution politique de Napoléon et, plus fastidieux encore, sur les événements qui lui permirent de se croire puis de devenir un grand homme. Car, pour Scott, tout ceci est de la quincaillerie et ne joua aucun rôle dans l’accomplissement de son destin : aimez, aimez fort, sans retenue et sans scrupule… et vous serez Napoléon ! Il avait deux heures et demie pour le prouver. Malgré l’envoûtement que suscite Vanessa Kirby à chaque apparition, on n’y croit pas une seconde, et pour cause : sans l’égaler, la rencontre Napoléon-Joséphine est digne de La Dolce Vita, lui qui passe sa main autour de l’épaule de celle qu’il convoite, qui plus est… à la terrasse d’un café ; un instant encore, et Joséphine lui propose d’aller plus loin dans une attitude d’une confondante vulgarité (jupe soulevée, elle lui dit que tout ce qu’il verra en baissant son regard sera à lui…) ; scènes d’amour déplacées à l’érotisme inexistant, marquées par les grognements bestiaux de monsieur et l’indifférence souriante de madame. Puis, comme la romance est l’explication des succès de Napoléon, le réalisateur nous en présente les preuves : il quitte son armée d’Égypte uniquement pour aller bouter un amant hors de la couche conjugale ; plus tard, Madame Mère complote comme une souteneuse experte pour qu’elle soit répudiée ; l’Empereur quitte l’île d’Elbe pour aller la retrouver (alors que Joséphine est morte depuis un an !). Et pour ceux qui n’auraient pas compris, l’amoureux ne cesse d’écrire à l’objet de son tourment pour lui raconter ce que l’on voit déjà à l’écran.

Batailles aux airs de bagarres

La grande surprise est l’interprétation de Napoléon par Joaquin Phoenix. On cherche pendant deux heures et demie une composition, une épaisseur du personnage. On attend en vain l’impression, sinon l’expression d’une personnalité. On n’aura à la place que regards vides, sourires muets, comportements sans rapport avec ce que l’on sait de Napoléon. Phoenix n’a-t-il pas dit en interview qu’il était arrivé sur le tournage sans savoir comment il allait jouer son personnage ? À s’en remettre à Scott, il n’a finalement pas trouvé sa voie, malgré, dit-on, de nombreuses lectures ingurgitées avant le premier tour de manivelle. Autre regret : l’absence quasi totale de personnages secondaires. Seuls Napoléon et Joséphine existent sans que jamais un temps de respiration soit offert par un travail (on ne parle même pas de développement) sur un Talleyrand, un Fouché ou autre. Caulaincourt apparaît plusieurs fois, laissant espérer l’arrivée d’un “narrateur” inclus dans le jeu, puis il disparaît. Barras (Tahar Rahim) surnage au début du film puis s’en va, non sans figurer dans les tribunes du sacre (alors qu’il était en résidence surveillée avec interdiction formelle de venir à Paris) ! Point de dialogues, point de scène de transition, sans même parler d’un maréchal Ney à Waterloo affublé d’une bizarre moustache (franchouillarde ?). Un cliché de plus, sans doute pas le pire. Les batailles ? Elles ressemblent à des bagarres entre bandes rivales, dans le style de celles des Vikings de la série Valhalla. Qui plus est, tout est haché, avec l’impression d’une suite de tableaux sans but. Le montage tient parfois du coitus interruptus : à peine commence-t-on à s’emballer sur une scène qu’elle est déjà finie, comme ce magnifique plan de Napoléon quittant Moscou en flammes, qui ne dure pas même cinq secondes. On reste donc sur sa faim, sauf pour la remarquable bande-son, du vacarme des canons à la musique originale. On attendra donc encore le grand film sur Napoléon.

Note personnelle sur la “photographie” des films historiques récents

L’auteur de ses lignes est assommé par le parti-pris des films historiques modernes qui atténuent l’éclat des couleurs, les ternissent, les estompent à dessin. Voir les couleurs glauques et kaki du dernier Les Trois Mousquetaires (2023, ci-dessous), même les capes bleues des mousquetaires ont été sacrifiées à cet esthétisme excrémentiel.

Les vieux mousquetaires du film de 2023 baignent dans une ambiance glauque et brune… Rappelons que d’Artagnan a 18 ans dans le livre de Dumas et le plus vieux des mousquetaires, Athos, n’en a que 30 ans.

À comparer aux couleurs chatoyantes de la version de 1953 des Trois Mousquetaires, une coproduction franco-italienne :

On reconnaît au centre Gino Cervi (le Peppone de Don Camillo) et Georges Marchal


Or, à l’époque napoléonienne, les soldats s’habillent de couleurs vives, les hussards se vêtissent comme des paons. Pourquoi cacher ces couleurs, les délaver ? Par facilité ? Pour rendre moins chatoyante cette époque ?

Comparez ci-dessous l’image à la lumière naturelle des coulisses du film avec Joaquin Phoenix et l’image terne et pâle tirée du film.

Et à la grande époque du Technicolor:

Jules César (Rex Harisson) arrive en Égypte dans Cléopâtre (1963)


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